Homélie par l’évêque Mgr Dr. Michael Gerber lors du pèlerinage à sainte Hildegarde (septembre 2024)

CÉLÉBRATION EUCHARISTIQUE

avec Monseigneur Dr. Michael Gerber
Avec la paroisse Heilig Kreuz Rheingau à St. Hildegard Eibingen
À l’occasion de la fête de Hildegardis

Mardi 17 septembre 2024, St. Hildegard Eibingen,

Homélie 

Chers soeurs et chers frères !

Il existe un lien particulier entre le monastère de Sainte Hildegarde sur le Rupertsberg d’une part et la vallée de ma région natale en Forêt Noire d’autre part. Il se manifeste dans le motif de Noël du retable d’Issenheim. Le peintre, Maître Mathis Gothart Nithart nommé Grünewald, a séjourné à Bingen vers 1510. Il est très probable qu’il y ait réalisé des esquisses de la vue du monastère de Sainte Hildegarde. Tout porte à croire qu’un peu plus tard, l’une de ces esquisses a été utilisée pour la conception de son oeuvre principale, le retable d’Issenheim. En tout cas, la scène représentée à l’arrière-plan de la nativité présente une ressemblance frappante avec l’état du monastère de Sainte Hildegarde à l’époque.

Retable d’Issenheim

 

Un processus similaire a eu lieu en relation avec l’église de pèlerinage de Lautenbach. Celle-ci se trouve à seulement quatre kilomètres de la maison de mes parents. Un autel latéral y a été réalisé par Matthias Grünewald, ou du moins par son école. Tout porte à croire que le maître y est également passé. L’église de pèlerinage a une particularité : il y a une « église dans l’église », une chapelle de style gothique tardif qui abrite l’image de la Vierge à l’enfant. Comme pour le monastère du Rupertsberg, Grünewald semble avoir intégré la chapelle de Lautenbach dans l’image de Noël de son retable d’Issenheim. Là, ce qu’on nomme le concert des anges est encadré par un bâtiment qui reproduit avec une grande précision cette même chapelle.

Pourquoi je raconte tout cela ?

Deux motifs – la chapelle de pèlerinage et le monastère de Sainte Hildegarde – se retrouvent dans le contexte de la représentation de la crèche et de l’annonciation du retable d’Issenheim. Il y a un lieu – dans ce cas, un couvent de religieuses et une chapelle de pèlerinage. À première vue, ces lieux semblent avoir une importance très limitée. En revanche, nous pouvons interpréter la composition du retable comme un indice : les lieux dans lesquels nous vivons, la manière dont nous vivons dans ces lieux, doivent être compris comme se situant dans le contexte d’un événement beaucoup plus grand. Le motif de la nativité y fait référence.

Mon histoire fait partie d’une histoire plus grande. Elle fait partie de la grande Histoire de Dieu avec nous. Ce message est particulièrement important de nos jours. Combien de fois les gens se sentent-ils inefficaces, peu considérés, quelque part en marge et à la merci des grandes dynamiques de l’actualité mondiale ?
Le message des Écritures est différent : Quel que soit le coin de la terre et les circonstances dans lesquelles tu te trouves et sous quelles conditions tu avances, tu n’es pas oublié, mais tu fais partie de la grande histoire de Dieu avec nous, les hommes. C’est précisément face aux grandes polarisations de notre époque, face aux dynamiques extrémistes inquiétantes, que l’une des grandes missions de nous, les chrétiens, c’est de permettre aux hommes de trouver des espaces vivants dans lesquels ils peuvent faire l’expérience suivante : je suis efficace, je porte un trésor en moi, je peux apporter une contribution précieuse dans ce monde – aussi insignifiante qu’elle puisse paraître au premier abord. Nous avons pour mission de développer des perspectives avec les gens et de nous pencher sur la question : Quelle est ta couleur originale, quelle est ta forme originale que tu dois apporter au grand tableau si vivant que Dieu façonne avec nous ? Et où découvrons-nous les contours de l’histoire de Dieu avec nous dans ce qui nous paraît souvent si flou, si vague ?

Ceux qui vivaient alors avec Sainte Hildegarde ont manifestement trouvé un accès plus profond à la couleur et à la forme de leur vie. C’est aussi ainsi que je comprends la manière dont Hildegarde a organisé sa vie monastique avec les autres religieuses. Certaines choses étaient inhabituelles pour l’époque, voire choquantes, à commencer par les vêtements qu’elles portaient les jours de fête.
Hildegarde a vécu de manière très intense l’imbrication de son histoire dans l’histoire de Dieu. Sa vie de prière et ses visions en témoignent. Pour Hildegarde, se tourner vers Dieu, c’était aussi se tourner vers la création de Dieu. Celle-ci doit être perçue avec les lois et les forces qui lui sont inhérentes.
Pour moi, il s’agit d’une impulsion importante pour nous aussi aujourd’hui : regarder sobrement ce qui est. La réalité de la création de Dieu a ses propres lois. Cela vaut pour les dynamiques du corps et du psychisme ainsi que pour les dynamiques du vivre-ensemble entre les hommes. Hildegarde a couché sur papier l’état de ses connaissances avec une clarté remarquable. Le fait que la vie soit réussie et bénéfique dépend essentiellement de la prise en compte et de l’appréciation de ces dynamiques inhérentes à la création. Regarder sobrement ce qui est. Cela signifie également : faire preuve d’autocritique et se demander où j’ai mis certaines lunettes avec lesquelles je vois certaines choses et ne veux pas en voir d’autres ? Où et pourquoi mes convictions, ma foi, élargissent-elles ma vision ? Où éveillent-elles – comme chez Hildegard – l’intérêt pour des connaissances ou révélations surprenantes qui remettent en question ce qui existait jusqu’à présent ?

Par sa vie et son oeuvre, Hildegarde établit un lien entre la question du salut de la création et la question des processus de guérison dans la création. La médecine et l’usage modéré et approprié de son propre corps ne doivent donc pas être considérés isolément. Pour une efficacité de guérison effective – selon Hildegarde – la dimension médicale et corporelle doit être complétée par une vie de foi et par les bonnes oeuvres.

En même temps, Hildegarde montre clairement que le salut du monde n’est pas une simple grandeur de l’au-delà. Mais ce salut se manifeste aussi dans des processus de guérison ici et maintenant, au coeur de la création de Dieu. Cela rappelle le chemin de Jésus. Son message sur l’avènement du royaume de Dieu est également perceptible là où les hommes font l’expérience de la guérison grâce à lui.
Cependant une chose est frappante : Dans sa description des processus de guérison et des forces curatives, Hildegard se réfère aussi, dans une mesure non négligeable, à des sources non chrétiennes. Il s’agit notamment de textes issus de l’art de la guérison antique – et donc, pour la plupart, païen. Elle s’appuie également sur les expériences et les connaissances de sa région d’origine, l’Europe centrale. Là aussi, des impulsions et des pratiques essentielles devaient déjà avoir leurs racines bien avant la christianisation.
Dans certains écrits d’Hildegarde, la tradition chrétienne et les traditions extra-chrétiennes d’origine sont associées. Mais Hildegarde est ainsi loin d’un syncrétisme. Nous devons ici distinguer l’intention de Sainte Hildegarde de certaines manières dont ses impulsions sont reprises aujourd’hui.
Mais je suis convaincu qu’Hildegarde peut ici nous rendre attentifs à une dimension importante du peuple de Dieu. Nous le disons si souvent : « Le renouveau de l’Église doit se faire de l’intérieur, à partir de ses propres sources les plus intimes ». Il ne fait aucun doute que cela est indispensable et que cela doit guider le chemin de l’Église. Là où elle s’éloigne de ses sources, de ses racines, elle ne peut plus vivre sa mission. En même temps, nous ne devons pas comprendre le « renouvellement de l’intérieur » de manière exclusive. L’Ancien et le Nouveau Testament nous montrent dans des passages très marquants que le peuple de Dieu ne peut vivre sa mission que s’il est également en mesure de saisir des impulsions venant de l’extérieur et d’y chercher le message de Dieu.

C’est ce que montre le récit de la traversée du désert. Moïse vit sa tâche de rendre la justice au sein du peuple comme un surmenage total. Le conseil de son beau-père Jethro devient important (cf. Ex 18, 13-27). Celui-ci ne fait pas partie du peuple et retourne dans son pays après la consultation. Mais la paix sociale est pour l’instant au moins rétablie et le peuple peut continuer son chemin. Plus tard, lors de la prise de possession du pays, Rahab, la femme de Jéricho, jouera un rôle important (cf. Jos 2). Même si l’historicité de ces événements n’est guère démontrable, il est manifestement important pour plusieurs auteurs de ces textes de souligner que des personnes extérieures au peuple ont, par leurs impulsions, montré la voie à suivre pour le peuple.

Cela devient très évident dans le Nouveau Testament. Chez Matthieu, ce sont les astrologues venus d’Orient (cf. Mt 2) qui, avec leurs dons, indiquent l’importance de Jésus. Et comme Jethro autrefois, ils disparaissent à nouveau dans l’obscurité après cette rencontre. Mais leur message reste. Avec l’image des mages – avec ou sans fondement historique – la jeune Église retrace un processus qu’elle a manifestement vécu de manière similaire : Nous devons être attentifs au message de ceux qui viennent de l’extérieur. Il est possible qu’ils aient des choses à nous dire. Ou bien dans l’interprétation des Saintes Ecritures : Il est possible que Dieu, par ces voix, ait quelque chose à nous dire en tant qu’Église. L’Église trouve son chemin vers l’avenir grâce à cette réflexion sur son être intérieur et sur ses valeurs.
Cela est très clair dans le récit de la mort de Jésus. Face à la mort de Jésus, Matthieu et Marc s’accordent à dire que c’est un centurion païen anonyme qui est à l’origine de la confession décisive : « Vraiment, celui-ci était le Fils de Dieu » (Mt 27,54, cf. aussi Mc 15,39). Cette affirmation n’est pas anodine. Pourquoi cette déclaration essentielle sur Jésus, prononcée au moment décisif, face à la mort, vient-elle de quelqu’un qui n’appartenait manifestement ni au peuple d’Israël ni à l’Église primitive ? Sinon, on aurait connu son nom, comme celui du centurion Corneille ou de Simon de Cyrène. Y a-t-il aussi derrière ce texte un avertissement des premiers chrétiens adressé à l’Église des temps qui suivront plus tard ? Soyez attentifs à ce que Dieu peut vouloir vous dire par l’intermédiaire de ceux qui ne sont pas des vôtres ? Nous devons également prendre cette dimension au sérieux en tant qu’Eglise, alors que nous nous battons actuellement à différents niveaux pour savoir comment poursuivre notre chemin en tant qu’Eglise synodale.

« Soyez donc vigilants ! Car vous ne savez ni le jour ni l’heure ». (Mt 25,13) – c’est ce que nous venons d’entendre. Hildegarde a vécu à partir de cette parole. C’est justement dans une situation si exigeante pour l’Eglise qu’elle nous encourage à la vigilance pour l’intérieur comme pour l’extérieur. Vigilance pour le message que nous trouvons dans l’Écriture et la tradition au coeur de notre Église. Vigilance également pour l’ « extérieur », pour ce qui, dans les voix de notre temps, nous paraît souvent étrange, irritant. Exerçons cette vigilance en tant qu’Église et aussi personnellement, dans le sillage des premiers chrétiens et dans celui de sainte Hildegarde.

Amen.

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